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la fille tatouée joyce carol oates roman anti-sémitisme

Oates, (très) grande écrivaine américaine contemporaine, aime à disséquer son Amérique, celles des "tordus", des êtres sur le fil, torturés mais aussi des contrastes et des oppositions.
La fille tatouée, c'est la rencontre entre Joshua Seigl, universitaire renommé mondialement, passionné de Virgile et d'Alma Busch, jeune femme sensuelle, analphabête, originaire de Pennsylvanie,. Si ces deux-là se rencontrent, c'est un peu le fruit du hasard, vous imaginez bien. Lui est atteint d'une maladie neurologique dégénérescente, et a besoin d'un assistant à demeure. Lorsqu'il la croise, travaillant chez un libraire, peinant sur les livres à sortir d'une caisse, il a une sorte d'attirance immédiate pour cette femme si loin de son monde, si "brut de décoffrage".
Alma, arrivée dans la ville huppée de Carmal Heights affamée et perdue, est tombée sous la coupe de Dmitri, souteneur à ses heures, qui n'hésite pas à s'en servir comme de la viande à vendre au plus offrant. Originaire d'une région minière très pauvre, où l'anti-sémitisme est la norme, Alma vibre rapidement de haine pour Joshua, le "Juif", et pour se faire "aimer" de Dmitri, elle n'hésite pas à voler chez son employeur, pour prouver qu'elle "vaut quelque chose", pour que Dmitri la "voie".
Rapidement, les rapports entre Joshua et Alma vont se compliquer, et quelque part s'équilibrer: il a besoin d'elle, elle se nourrit de la haine. La spirale tragique s'enclenche, mais ne mènera pas à la fin attendue.
Evidemment, ce roman pourrait se lire comme une simple "fable terrible" sur l'anti-sémitisme. Mais La fille tatouée est bien plus que cela. Oates propose ici une variation sur l'âme humaine ("alma" en espagnol), sur les relations humaines dans toute leur complexité. Et démontre, au final, que quel que soit notre milieu, nous avons tous un besoin viscéral d'être aimés. Alma, m'a parfois fait penser à une bête (Il sentait chez Alma Busch une volonté implacable, aveugle, tâtonnante, plus puissante que la sienne. Ses yeux lui semblaient littéralement aveugles, les yeux d'une créature sous-marine, nourrie par les ténèbres. p.327), ses réactions sont animales, instinctives.

En somme, Joshua/Alma, c'est un peu l'acquis face à l'inné. Il tente de lui parler de l'Holocauste, dont Alma a entendu (et est donc persuadée) que cela n'a jamais existé, mais devant la défiance de son assistante (les films sont faux, les photos [de l'Holocauste] peuvent être fausses aussi Mr Seigl!), Joshua est déstabilisé. Alma, par ses réactions, son comportement, sa sensualité un peu bestiale, l'excite et l'agite. Alma de son côté oscille entre la haine et la compassion, entre la défiance et l'envie d'être aimée par cet homme intelligent.
Au-delà de la simple (si l'on peut dire) dialectique du maître et de l'esclave, Oates montre et dissèque les rapports dominants/dominés, hommes/femmes (et les violences faites aux femmes), les différences de classes et les incompréhensions/haines tragiques qui en découlent, la difficulté d'être Juif (les attentes de perpétuation de la Mémoire, le devoir envers les morts et les vivants, la lutte contre le négationnisme etc). L'uteure évoque aussi les questionnements sur la littérature, le rapport à la vérité du roman et la réalité des faits avérés historiquement. Oates nous parle également (comme dans Les Chutes) d'une Amérique industrielle et ouvrière à l'abandon, une nature ravagée et des habitants malades du capitalisme sauvage.
Il y a tellement de choses à dire sur ce roman fort et dérangeant! Je finirai sur le style Oates, toujours aussi précis, taillé au scalpel, collant parfaitement à ses personnages. Ce n'est pas facile à lire, dans le sens où l'ambiance est oppressante, certaines scènes pas piquées des hannetons, mais c'est véritablement un roman à lire.

Quelques citations en vrac:
"Seule un jour dans le bureau de Siegl, elle en prit un [livre] sur l'étagère et l'ouvrit à une page de mots compacts comme de la boue et renonça au bout de quelques secondes, tellement c'était n'importe quoi. Personne ne parlait comme ça, c'était juste fait pour intimider". p.204

"Alma s'assura qu'il ne venait pas en douce comme il faisait parfois (sans savoir qu'elle le voyait du coin de l'oeil) et elle rôdait dans le bureau agitée et fiévreuse haine haine haine je vous hais sales Youpins le coeur battant comme si elle avait sniffé de la coke pure et elle regarda sa main ouvrir une bibliothèque vitrée dans le bureau de Siegl et prendre sur une étagère un livre qui la fit presque sourire, petit comme un livre pour enfants, ce qu'elle pensait qu'il était avec ce titre qui ressemblait à un conte de fée pour enfants, Anna Livia Plurabelle, mais quand elle l'ouvrit et essaya de lire, les caractères minuscules se brouillèrent devant ses yeux, des putains de mots qui ne voulaient rien dire comme s'ils n'étaient pas en anglais ou pas l'anglais qu'on lui avait appris et son coeur battit de ressentiment et de fureur et ses mains plièrent la couverture fragile à l'envers jusqu'à ce qu'elle l'entende craquer et elle sourit avec le plaisir d'enfant comme un petit garçon qui tire sur les jambes d'une grenouille jusqu'à ce qu'elle se déchire en deux. Tiens, saloperie!" pp.206-207

Une lecture pour le Club Lire et Délires, thème: J.C. Oates

 

Tag(s) : #Ma bibliothèque, #coups de coeur
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