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Le journal

Reprise pour moi des exercices de l’atelier d’écriture du dimanche chez Skriban. Depuis le voyage à Rome, je n’avais plus pris la plume. Ce texte n’est pas le plus réussi, et d’ailleurs cette version a été un peu remaniée par rapport à ma participation originale.

*

Trois jours que ce journal repose au fond du tiroir de mon bureau. Impossible de me concentrer sur la présentation que je dois pourtant rendre ce soir dernier délai. Ce petit carnet bleu à la couverture parsemée d’autocollants en tout genre attire mes pensées aussi sûrement qu’un aimant des aiguilles.

Je l’ai trouvé dimanche, quand dans un accès de colère j’ai joué la tornade blanche dans la chambre de Mélissa, bordélique. Plus moyen de mettre un pied par terre sans marcher sur un t-shirt, une culotte (sale bien sûr), des cds ou des classeurs. Et l’odeur ! Elle refuse obstinément d’ouvrir sa fenêtre. Ca pue le fauve là-dedans ! Mais pas moyen de lui faire ranger sa chambre. Pas moyen de lui faire faire quoi que ce soit d’ailleurs, à Mélissa. Elle n’a plus d’ordre à recevoir, Mélissa, ce n’est plus une enfant ! Le seul fait d’y penser me met en rogne. Je ne me souviens pas d’avoir été aussi détestable à cet âge-là.

Cette petite peste ne cesse de me contredire, de me pousser à bout. « T’es pas ma mère, t’as rien à me dire ! ». Que ne l’ai-je entendue cette phrase ces dernières années. Ca c’est sûr, je ne suis pas sa génitrice. Et heureusement, car sinon, je serais déjà en dépression, voire internée : comment aurais-je pu enfanter un monstre pareil ? Nicolas semble tout aussi désemparé que moi. Nous avons tout essayé. Les cajoleries et les punitions, l’indifférence ou l’implication totale. Rien n’y fait. Sa mère, qui a décidé d’émigrer en Chine avec son industriel plein aux as en nous laissant la gamine ne fait que mettre de l’huile sur le feu à chaque conversation sur Skype, j’en suis certaine. Melissa sort systématiquement surexcitée de sa chambre après ces discussions, l’œil belliqueux, la bouche pincée, le visage crispé. Prête au combat.

Le téléphone sonne. Un coup d’œil sur l’écran m’apprend que c’est mon patron. Probablement pour me demander où j’en suis. Et ces « slides » qui restent incomplètes, incohérentes, ou pire, vides. 15h30. Et je dois aller chercher les jumeaux à l’école à 18h. Avec la grève, la garderie n’est pas assurée.

Mon patron à moitié rassuré, je me donne mentalement un coup de pied aux fesses, et m’attèle à la tâche. Alors, ces prospects de retour sur investissements sur le projet Salem Inc…

Ma main sur la souris tremble. Mon estomac est désespérément noué. Pourquoi suis-je dans un tel état ? Au pire, cette garce me maudit, m’injurie et me dénigre dans son journal d’ado égoïste et auto-centrée. Ca ne changerait pas beaucoup de d’habitude.

Pourtant je l’aimais bien cette gamine. Quand j’ai rencontré Nicolas elle n’avait que 6 ans, jolie comme un cœur avec ses boucles blond vénitien, ses tâches de rousseur sur le nez et ses yeux noisette. Et puis, brusquement, alors qu’une véritable affection s’installait, que nous sortions de plus en plus ensemble, juste toutes les deux, les choses ont changé. Peut-être suis-je paranoïaque, mais je suis certaine que c’est sa mère qui est responsable de tout cela. Facile à dire pour la « belle-doche » que je suis. Facile, mais très probablement vrai. Au fil des week-ends passés à la maison, je sentais son animosité envers moi monter. Je l’ai même entendue un soir me dénigrer ouvertement auprès de Nicolas, qui ne disait rien. Evidemment, j’ai obtenu qu’il la remette à sa place. Mais ce ne fut pas sans dommages. Des mois tendus, chacun de son côté du lit, de son côté de la ligne de démarcation entre les deux camps: pro/anti-Mélissa. Moi qui partais les week-ends où elle venait, réfugiée chez ma propre mère !

Avec son emménagement à la maison, j’ai perdu ma pièce personnelle, où je lis, à l’abri des bruits et du chaos générés par les quatre autres personnes qui vivent sous ce toit. Il a fallu tout caser dans le bureau de Nicolas, rendu alors bien trop exigu pour nous deux. J’ai bien vu son sourire goguenard quand elle a su que c’était moi qui devais faire place à Madame. Depuis, c’est la guerre larvée. Les affaires qu’elle laisse traîner sciemment. Les piques et les réflexions pour moi. Les efforts et les sourires enjôleurs pour son père. Mais même cela c’est terminé. Désormais, elle reste dans sa chambre, écouteurs vissés aux oreilles, perdue dans ses romances avec des vampires. Manquerait plus qu’elle nous vire gothique, tiens ! Nicolas ne sait plus par quel bout la prendre. Pour ma part, je n’essaie même plus. Je n’en ai plus besoin. Depuis que les jumeaux sont nés, j’ai plus de poids. Après tout, je suis la mère de deux des enfants de Nicolas. J’ai leur bien-être à faire valoir.

Quand j’ai trouvé ce journal dimanche, je ne savais pas quoi en faire, je l’ai mis dans la poche du tablier. Je comptais le lui rendre à vrai dire, mais ses hurlements hystériques quand elle m’a vue en train de tout ranger m’ont poussée à bout, et je l’ai gardé. Elle n’est pas venue me le réclamer depuis dimanche. Soit elle n’a pas remarqué qu’il manquait, soit ce qu’il y a dedans est par trop incriminant et elle n’ose pas me le demander, craignant la confrontation.

Je n’y tiens plus. Il faut que je sache. Avec fébrilité, j’ouvre bruyamment le tiroir du bureau, plonge la main dans ses profondeurs, fourrage entre les blocs-notes remplis, les papiers de friandises vides et les recharges d’agrafes. Finalement, je mets la main sur le carnet.

Il s’ouvre tout seul sur une page obscurcie par des traits de stylo rageurs, par endroits ils ont percés des trous. Avec prudence, comme si je craignais d’autres accès de colère, je feuillette le carnet, revenant en arrière. Les pages alternent : dessins, gribouillis, textes d’une écriture serrée, assez peu féminine ou adolescente à vrai dire. Je lis des passages, m’attendant au pire. Mais, passé le premier choc, rien de plus qu’une vie d’ado, avec ses mauvaises notes, sa haine des adultes en général, de ses parents et de sa belle-mère en particulier, les cours séchés, les premières expériences sexuelles. Violent mais banal.

Tout mon corps se relâche, et je m’aperçois que j’ai lu ce carnet dans un état de crispation tel que mes épaules et ma mâchoire me font mal. Attendais-je une révélation ? Une solution, une clé pour enfin la comprendre ? Un détail qui se transformerait moyen de pression? Espoir déçu en tout cas.

Encore un an et elle partira faire ses études à Paris. Je serai enfin débarrassée de cette peste.

*

Tag(s) : #Mots
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