Je continue mon exploration de l’œuvre de Gaétan Nocq, que j'avais débutée avec Le Capitaine Tikhomiroff puis avec Le rapport W. Ici il s'agit d'une adaptation d'un roman éponyme de Claudie Hunzinger, qu'il découvrit via l'interview de l'autrice dans feu l'émission L'heure bleue de Laure Adler sur Inter.
Nous suivons Pamina qui a décidé de vivre dans une maison proche de la forêt, un peu à l'écart d'un village dans la région de Colmar. Elle se sait entourée par un clan de cerfs qui lui sont restés invisibles et mystérieux jusqu’à ce que Léo, un photographe animalier, lui demande l'autorisation de construire dans les parages une cabane d’affût. Tandis qu’elle observe et s’initie à la vie du clan, affrontant la neige, le givre, la grêle, avec pour équipement un filet de camouflage, une paire de jumelles et des carnets, elle raconte sa peur de la nuit, les futaies sous la lune, la magie de l’inconnu, le plaisir infini à guetter, incognito, l’apparition des cerfs, à les observer, à les distinguer et à les nommer : Apollon, Géronimo, Merlin...
Cependant, elle découvre que les cerfs ne sont pas vraiment appréciés : en effet, la forêt doit être rentable. Or, les cerfs adorent les conifères, ces arbres à pousse rapide, droite, un meilleur investissement que les feuillus (rendement trois fois supérieur). Les cerfs viennent donc négativement impacter la pousse, en se régalant de bourgeons et de jeunes pousses. Deux fois par an, l'Office National des Forêts, dont l'une des missions est de soutenir l'industrie forestière, organise des comptages. La nuit, avec des projecteurs, ils comptent tout. En fonction du comptage, ils remettent à l'adjudicataire de la chasse des bracelets. Chacun représentant un cervidé à abattre. Un cervidé mort, c'est 1260€ d'économie pour l'industrie forestière.
Pour Pamina, qui a appris à aimer ces animaux, c'est la douche froide. D'autant plus quand elle comprend que Léo, qui semble pourtant les admirer, est "de mèche" avec les chasseurs, qui, si ils n'apprécient pas de voir le cheptel réduit drastiquement, sont quand même bien contents d'aller tirer ces bêtes pour ramener de beaux trophées. Une scène est intéressante ; elle s'émeut du massacre, et Léo répond : "Les chasseurs ne tuent pas, ils tirent. Ils ne massacrent pas, il régulent".
Pamina, qui se croyait loin de l'humanité, au coeur de la nature, se prend le mur de la réalité en pleine figure. Elle doit bien reconnaître l'existence d'un monde un peu sous les radars, avec des notables tout puissants, des chasseurs qui aiment tirer, de la Nature soumise à la philosophie de la rentabilité. Rentabilité de la forêt dans son ensemble : le bois, mais les cerfs et le gibier en général. Car les chasseurs y trouvent un intérêt pécuniaire ; la vente de viande de gibier se vend cher. Et certains en tirent de beaux revenus. Léo admire les cerfs, fait de magnifiques photos... qui illustrent le site de la boucherie de viande sauvage.
Un bel album, qui laisse quand même un goût amer dans la bouche à la fin de la lecture. On ressent l'émerveillement de Pamina face aux animaux, l'addiction pour l'affût, mais aussi son sentiment de trahison par rapport à Léo quand elle découvre son implication dans la boucherie. Il nous parle de l'impact de l'humain sur la nature, son besoin permanent de dominer, régenter, réguler pour son intérêt immédiat. Cela nous parle d'écologie, d'une Nature qui souffre terriblement. et finalement d'une opposition presque fondamentale entre Pamina pour qui la Nature est à observer et respecter, et l'ONF et les chasseurs qui l'utilisent. Il est difficile de réconcilier par exemple l'amour de Léo pour les cerfs, et sa participation active aux business de leur mort.
J'aime toujours autant les style de Gaétan Nocq, qui se prête ici magnifiquement au propos. Des planches superbes, presque oniriques, essentiellement dans des tons de bleu, avec sur quelques planches des incursions dans les rouges.