Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les Services compétents, comprenez: les services secrets, le KGB, sont au coeur de ce roman de l'écrivain français d'origine russe Iegor Gran. Et au coeur de sa vie aussi, puisque ce livre conte l'histoire de son père, du moins un épisode de sa vie, entre 1958 et 1965. Andreï Siniavski a en effet été arrêté et déporté après un procès qui eut des échos jusqu'en Occident en 1965. Il avait écrit et fait passer à l'Ouest des textes, publiés notamment dans la revue Esprit, à partir de 1958.  Des oeuvres de fiction.

Iegor Gran avec un humour réjouissant conte cette histoire du point de vue des Services compétents, et notamment du lieutenant Ivanov, sorti de "Sup de K.", qui fut un des agents ayant traqué son père pendant toutes ces années et qui participa à la perquisition suivant l'arrestation de Siniavski.

Les services compétents au-delà de l'histoire du père de Gran est avant tout la photographie d'une époque, d'un état d'esprit. De l'ingéniosité des services, mais aussi de leurs échecs (Siniavski échappa pendant des années à la détection, un cas rarissime) et le manque de moyens qui met les hommes à la peine, d'autant que "On ne peut pas être partout, tout écouter, tout déchiffrer. D'autant que certains écrivent littéraire, avec des phrases interminables, c'est inhumain".

De citoyens qui ne rêvent que de consommer comme à l'Ouest : la chasse aux stylos Bic cristal, les jean's, les vinyles copiés sur des radiographies de patients des hôpitaux, les soviétiques qui tentent à tout prix d'acheter aux touristes venus d'au-delà du Mur tout et n'importe quoi etc. Car dans cette superpuissance "cosmique", on manque de tout. Et la vedette des magasins dédiés aux privilégiés du système en 1959, c'est le dentifrice hongrois. Les pages de Krokodil, une revue, sont parfaites pour faire une sous-couche quand on ne trouve ni plâtre, ni enduit; "Que l'URSS, ce monstre industriel, n'ait jamais été foutue de fabriquer une machine à écrire n'interpelle personne : qu'importent ces faiblesses prosaïques quand on est une puissance cosmique!" Et quand Gagarine revient de son voyage dans l'espace il a droit à des cadeaux qui feraient baver n'importe quel soviétique : des costumes, des chaussures, cravates, mouchoirs etc... c'est bien sûr classé secret défense, que l'Ouest se gausserait s'il lisait cette liste!

C'est aussi la photographie d'un régime qui a tiré un trait sur le stalinisme (le roman décrit la scène de la "translation" de Staline hors du mausolée), mais garde quand même certains réflexes; les services compétents traquant tout ce qui peut être "déviant", toutes les bactéries et virus qui voudraient s'en prendre au corps soviétique..."Si vous croyez que le pays où l'on vit est le plus grand du monde, détrompez-vous - l'Union soviétique est une île. Un lopin de terre perdu dans un océan hostile. Une tache de clarté dans une étendue sans fin d'eau toxique"...le fameux mythe de la citadelle assiégée... qui fonctionne encore aujourd'hui avec Poutine.

J'ai beaucoup aimé (!) suivre le personnage d'Ivanov, droit dans ses bottes, à fond dans son métier. L'indignation face à la "déviance" facile. "Associer le saint nom de Lénine à la débauche, et justifier par là son propre comportement répugnant! Cette femme n'a donc aucun garde-fou? [...] cette créature est redoutable. Plus jamais je n'embaucherai de femmes dans mes indics, pense Ivanov" qui vient de se faire remettre à sa place par ladite indic.

Gran évoque des faits historiques : la grève et la répression meurtrière à Novotcherkassk en juin 1962 (des morts pendant la manifestation, et des condamnés à mort ensuite), ou encore l'incendie d'un gisement de gaz qui dura deux ans à Urta-Bulak en Ouzbekistan.
J'ai beaucoup apprécié que Iegor Gran change de point de vue au cours du roman. Nous passons de Sinievski, et sa femme (on sent toute l'admiration qu'à  l'auteur pour sa mère, femme forte et qui donna du fil à retordre à Ivanov et consort);  à Monocle, un indic qui envoya nombre de ses concitoyens dans les camps. Mais nous serons essentiellement dans les bureaux des Services compétents et d'Ivanov la majeure partie du temps.

On apprend aussi pas mal d'anecdotes étonnantes: comment une ville du Donbass en Ukraine fut rebaptisée Torez...d'après Maurice Thorez !

Bref, Les services compétents est un roman/récit passionnant, enlevé, qui nous parle de la tragédie vécue par des millions de personnes victimes des régimes autoritaires tout en gardant cet esprit acéré et l'humour acerbe qui en rendent la lecture agréable.

Une interview de Iegor Gran a écouter sur France Culture.

Au cours de ses recherches pour ce livre, l'auteur a trouvé un document passionnant, qui sera l'objet du livre qui vient de sortir "L'entretien d'embauche du KGB".

Tag(s) : #Ma bibliothèque
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :