
Laurent Binet (Goncourt du premier roman en 2010 avec HHhH), s'attaque dans Civilizations à la mondialisation telle que nous la connaissons.
Il imagine? en effet, qu'Eric le Rouge (ou plutôt ses enfants) ne se sont pas arrêtés au Groenland, mais sont partis vers le continent américain, s'arrêtant puis repartant (toujours plus au sud), suivant l'accueil qu'ils recevaient des peuples locaux. Ce faisant, ils transmirent une partie de leurs croyances, leur art de forger le métal et un peu de leur maladies... ce qui aida à l'immunisation des peuples américains (fait important pour la suite de l'histoire). Plusieurs siècles après, en 1492, Christophe Colomb se trouve fort marri quand il débarque sur ces terres de l'Ouest qu'il croyait être les Indes et où l'on monte à cheval et on manie les armes en fer. Il n'en reviendra pas.
En 1531, ce sont bien des Incas qui débarquent à Lisbonne, avec à leur tête Atahualpa. Ce dernier vient de fuir face à l'armée de son frère Huascar, empereur des Quatre Quartiers, à qui il voulait ravir le trône. L'Histoire s'inverse: ce sont les Incas qui vont coloniser ce qu'ils nomment le Nouveau monde.
De ce point de départ, Laurent Binet tire un roman brillant du point de vue de la vision historique. Il agrège toutes sortes de faits historiques (batailles, alliances etc) qu'il tord au gré de ce qu'il imagine être la colonisation de l'Europe par les Incas. A l'époque, François Ier et Charles Quint ne sont pas vraiment potes, l'Inquisition fait des ravages, Henri VIII veut se débarrasser de Catherine et Luther incarne le Diable pour le Pape et L’Église catholique, répandant sa Réforme hérétique sur toute l'Europe.
Pour les passionnés d'Histoire, Civilizations est réjouissant. Si je ne suis pas une spécialiste de la période, je l'aime suffisamment pour en avoir de bonnes notions, et même quand ils ne sont pas nommés, j'ai reconnus avec un plaisir certain des évènements. Le tout est parfaitement plausible, se tient.
Pour ceux qui ne sont pas si portés que cela sur l'Histoire, c'est plus compliqué. Même pour moi, Civilizations est victime de son procédé stylistique. La saga des enfants d'Eric le rouge est très factuelle. La partie sur Christophe Colomb prend la forme d'un journal, celui de C. Colomb justement. Enfin, les troisième et quatrième partie (cette dernière a pour héros Cervantès et El Greco, qui sont hébergés par Montaigne) sont relatées par un chroniqueur, dont on ne sait de quelle époque il est exactement.
L'ensemble manque cruellement d'allant, de souffle et de personnages psychologiquement fouillés, romanesques. Même si, j'en conviens, on peut en effet trouver du romanesque dans les personnages historiques ayant vraiment existé. Mais pour un roman, il m'en faut plus.
J'avoue donc avoir réfléchi sérieusement à abandonner le roman au moment d'attaquer la conquête à proprement parler de l'Europe par Atahualpa (on est à ce moment là aux deux tiers du roman, je pense).
Le dernier tiers m'a plus passionnée, justement par tout le travail sur la politique, les alliances, la religion, Machiavel, les échanges de lettres entre Erasme et Thomas More, les 95 thèses du Soleil sorte de mode d'emploi/lois du nouvel Empire etc.
C'est donc une lecture en demi-teinte que celle de Civilizations.
Ceci étant dit, j'ai relevé nombre de passages intéressants ou drôles dont voici quelques exemples:
Christophe Colomb dans son journal "[...] qui aurait pu suspecter pareille fourberie de la part de gens allant nus?"
Henri VIII qui menace de se convertir à la religion de l'Inca si le Pape ne lui accorde pas l'annulation du mariage avec Catherine d'Aragon pour pouvoir se marier avec A. Boleyn
Sur l'eucharistie: "Or par un prodige d'imagination que les Quiténiens peinaient à concevoir, les tenants de la vieille religion croyaient qu'il s'agissait réellement du sang [...] et du corps de leur dieu qu'ils buvaient et mangeaient ainsi."
"Ils étaient obsédés par la question de l'endroit où ils iraient après leur mort, et du meilleur moyen d'être sauvés, c'est-à-dire d'aller au ciel rejoindre leur dieu cloué (qui pourtant devait revenir sur terre à une date indéterminée, si bien que Chalco Chimac pensait qu'ils risquaient de se croiser)[...]."
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