Il a fallu ôter le cadenas – et pour ce faire, monter en équilibre précaire sur le pare-chocs de la voiture – faire jouer la lourde clé dans la vieille serrure du portillon intégré à l’imposant portail. La petite porte ouverte, j’ai pu enfin ouvrir le grand portail. Son grincement grave n’a rien de lugubre pour moi, il me rappelle les rares pélerinages en famille. En général l’été, pour une fois de plus entasser dans la vieille maison nos objets et meubles superflus, et accessoirement débroussailler le jardin à l’abandon. C’était l’occasion de pique-niquer sous les palmiers, enfiler des robes en crinoline défraichies, des bonnets aux couleurs fanées patiemment grignotés par les mites.
Aujourd’hui encore dans le jardin (ou plus justement la prairie), la bourse-à-pasteur le dispute aux cirses piquantes et autres moutardes des champs. Je m'arrête un instant sous le troène dont les branches en fleurs surplombent l'entrée du jardin, et observe le lierre qui chaque année s’accroche et s’enroule
autour des volutes de fer forgé des balustrades. Des plantes inconnues mais pugnaces se collent aux lacets de mes antiques boots en cuir. Les espigaus ondoient légèrement sous la brise et s’accrochent aux poils de Marcel et Fédor, les bergers des Pyrénées de ma mère. Je ne suis pas une femme à chiens, mais je n’avais d’autre choix que de les adopter à son décès. Marcel bondit d’un côté à l’autre du jardin, vers les anciens chais, le lavoir ou les écuries. Fédor, à demi caché derrière la jarre d’Anduze, me regarde d’un œil espiègle, langue pendant sur le côté et frange tenue en l’air par une barrette végétale…en forme d’épi de blé. Je soupire en pensant à la séance de brossage qui m’attend ce soir.
Je les laisse à leurs explorations olfactives et pars batailler avec la porte d’entrée. Sur la marche, je pousse du pied des morceaux de l’enduit de la façade. Le bois d’origine est blanchi par l’âge et les intempéries, la lasure depuis longtemps disparue. Les verrous rajoutés il y a quelques années n’apprécient guère ce bois qui gonfle et s’assèche alternativement au fil des saisons. Je dois m’y prendre à plusieurs reprises, je peste, tire la porte, finis par enfin sentir le pêne glisser. Il faut encore donner un coup d’épaule pour finalement pénétrer dans la maison.
L’entrée est sombre, l’odeur de poussière m’assaille immédiatement, l’humidité ambiante pénètre désagréablement ma veste de coton bleu pastel. Je retrouve les vieux carreaux de ciment bordeaux et beige familiers, pour certains légèrement soulevés, l’antique selle en cuir brun craquelé, la tête de sanglier sculptée dans le bois. L’un des poêles à mazout de la maison, dépourvue de chauffage central, repose, bloc de fonte noire ventru, dans l’alcôve sous l’escalier.
Ce dernier résonne de mes souvenirs d’enfant. Nos pas rapides et légers de petites filles insouciantes, le képi poussiéreux qui dégringole les marches de pierre grise au grand dam du grand-père qui nous invective depuis la chambre de bonne au deuxième étage. Seuls nos ricanements étouffés lui répondent. Souvenirs heureux, fugaces, dans une maison dont l’histoire amère suinte des murs comme une vilaine moisissure.
Je reste dans la semi-pénombre, écoutant le silence de la bâtisse, seulement brisé par les aboiements des chiens, et les exclamations des merles, dérangés des fourrés. Mon regard se pose sur l’horloge en bronze, les lances rapportées d’Afrique voilées de toiles d’araignée, les crucifix et les icônes saupoudrées de poussières. Les photos d’aïeux inconnus. Aperçus d’un passé autrefois riche, comme les grains de riz d’un mariage abandonnés sur le perron de la mairie. Je sais les haines et les jalousies. Je sais la peur et le chagrin. L’orgueil et la paresse.
Je suis la dernière de la lignée, très loin des juges et des notaires, des Griviers morts dans la Somme et des viticulteurs ruinés par le phylloxera. Que faire aujourd’hui de l’injonction de la grand-mère sur son lit de mort ? « Gardez à tout prix la maison ». Que faire de ces secrets qui ont longtemps rongés les murs et les âmes, de ces histoires qui sommeillent dans mes chromosomes ? Est-ce cet enfant mal-aimé qui alimente de ses angoisses mes insomnies ? Ou la folie de la trisaïeule mariée de force ? Pour quoi, pour qui garder cette baraque au toit de guingois ? Une hypothétique descendance ? Encore faudrait-il trouver celui avec qui la produire, cette descendance.
A l’étage, dans la chambre aux tentures carmin noircies par les infiltrations répétées, le parquet aux lattes gondolées proteste sous mes pas. Le crucifix « piqué aux vers » n’a pas repoussé les souris qui grignotent joyeusement les pages du Petit Illustré de 1912 et les lettres des cousins Valsaing de Bédarieux quémandant un petit prêt pour les études de Gaston, le fils pas si érudit que ça, ou se plaignant de Léontine qui s’obstine à vouloir apprendre à conduire une voiture à moteur !
Je retrouve des meubles laissés après mon divorce, un peu surprise de mon manque de goût évident en matière de meubles. Et d’hommes. Je me secoue, au propre comme au figuré, et quitte l’étage, croisant au passage un énième crucifix. Tant de symboles religieux dans une maisonnée qui ne pratiqua pas franchement la charité envers ses membres. Marcel et Fédor déboulent, deux flèches hirsutes grognant et jappant à tout va, nous sommes à deux doigts de dégringoler les marches. Je m’accroche à la rambarde branlante, les repousse d’un bon coup de genou. Je dégage de mon visage les mèches échappées de l’élastique qui les retenait lors de l’échauffourée canine, engueule ces satanés chiens une nouvelle fois et descends vers le rez-de-chaussée. Je ne sais pas pourquoi je suis venue. Il n’y a rien ici pour moi. A part un passé qui n’a que trop pesé sur ma famille.
Je capte mon reflet dans un miroir piqueté de points noirs. Encore une relique de temps glorieux. A y regarder de plus près, il n’y a pas tant de taches que cela : certaines sont en fait sur mon visage, des écailles de peinture de la rambarde récoltées et largement étalées en me recoiffant. J’époussète mes mains sur mon jean, et observe un rien désabusée que lui aussi porte les stigmates de ce voyage dans le passé. Une balafre de poussière grise en traverse la cuisse droite. Décidément, la maison ne veut pas me lâcher. Armand, dans son cadre à la dorure écaillée, m’observe d’un œil sévère, coiffé de son chapeau de juge de paix. Tu ne m’impressionnes pas, vieux schnoque.
La sonnerie de mon portable me fait accélérer le pas. Je fourrage dans mon sac. La besace en cuir noir n’est pas franchement pratique. Belle, c’est certain, mais pas pratique. J’aurais dû me méfier : quand on s’appelle le Ota, on n’est pas toujours approprié pour une anti-rangement comme moi. (« otapastrouvétonportableàtemps ! »). La sonnerie cesse bien avant que je n’aie trouvé le maudit téléphone. De dépit, je finis par renverser le sac sur le guéridon branlant. Sécotine 1 et 2 en attente à mes pieds, queues balayant les carreaux de ciments en mode essuie-glaces, laissant une trace en éventail bien propre. Un sms de Lauranne, mon amie et avocate. « Partie gagnée. Stop. Gros lot. Stop. New Life ? :) »
Le soulagement me submerge. Je m’adosse au mur, les yeux rivés sur l’écran et ce message sibyllin qui marque la fin d’une longue et éreintante bataille juridique. Une victoire au goût d’amande amère, une belle somme d’euros qui cache un échec humain cuisant. Une accumulation de mauvais choix et de confiance mal placée avec pour conséquence un ego en miettes et un portefeuille vide.
La tête appuyée sur le mur, les yeux clos, je repense à toutes ces années. Perdues ou pas, c’est selon le point de vue. Me voilà avec une jolie somme. Assez pour changer de vie ? Assez pour transformer le dépit en satisfaction, chasser les regrets et la tristesse ? Oui mais que faire avec tout cet argent ?
J’ouvre les yeux, une ombre noire tout contre mon visage me fait sursauter avec un cri perçant, déclenchant les aboiements des bergers. Putain de sanglier ! Mon rire résonne dans la maison vide. Petite j’en avais peur, de cette sculpture menaçante, grimaçante. Mais là, elle semble me sourire. Toutes canines recourbées dehors. Une idée me vient. Folle, assurément.
-Hé les zouaves, ça vous dirait de vivre ici ?
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Sur une proposition de Leiloona: atelier #192