Revenir aux affaires, après plus de deux mois sans publier un seul billet… cela ne pouvait se faire que grâce à notre club Lire et Délires ! Sujet (ô combien large et prometteur) : l’engagement. J’avais un essai sur les ados résistants pendant la seconde guerre mondiale, je me suis dit que cela faisait parfaitement l’affaire. Las ! Après 50 pages et une succession d’histoires sans autre ligne conductrice que leur courage (c’est déjà énorme, bien entendu, mais pas suffisant pour l’ouvrage en lui-même), pas moyen de me souvenir de tous ces jeunes qui s’étaient engagés dans la lutte contre le nazisme.
Il me fallait donc trouver un autre livre… et mon choix s’est porté sur Ceux de 14 de Maurice Genevoix. J’ai donc suivi la piste de l’engagement militaire. J’avais entendu dire que ce récit était l’un des meilleurs qui soient. Eh bien c’est vrai. Terriblement, magnifiquement vrai.
Maurice Genevoix est appelé « sous les drapeaux » alors qu’il est étudiant à l’Ecole Normale Supérieure. Il a 24 ans. Il rejoint son régiment (106ème) à Châlon si mes souvenirs sont bons. Mais nous le retrouvons, en ce début de récit, allant et venant avec ses hommes juste au sud de Verdun. Bataille de la Marne, les Eparges, la tranchée de la Calonne, le long de la Woëvre voilà les lieux où se dérouleront les combats, l’attente interminable pour Genevoix et l’armée française.
Il y a tant à dire de ce récit… Lors de la réunion du club, je n’ai pas dit le 1/10e de ce que je voulais dire, et pourtant j’ai parlé pendant… un bon moment. En cinq parties (publiées successivement de 1916 à jusqu’en 1923 – pour certaines très lourdement censurées), Genevoix, d’une plume évocatrice, toute en pudeur et en dignité, nous entraîne dans les errances en ce début de septembre 1914 de régiments entiers, baladés d’un lieu à un autre, sans raison apparente, sans information. Des pions sur un échiquier tenu par des puissances supérieures, lointaines et sans consistance. Même les officiers ne savent pas pourquoi on les balade.
Première bataille, dans les fourrés, charge des Allemands, il faut « botter le derrière » de ceux que la peur submerge…miraculeusement Genevoix est sauvé par sa boutonnière…. La balle ennemie ne fait que ricocher… Supplice d’entendre les camarades blessés qu’on ne peut aller rechercher. La haine du gendarme (les « cognes ») qui accusent certains de s’être blessés intentionnellement (avant de se faire soigner, il faut prouver sa bonne foi et présenter un papier de son officier certifiant l’origine « héroïque » de la blessure)…
Genevoix décrit le quotidien fastidieux, les oignons cuits dans les braises quand il n’y a plus rien d’autre à se mettre sous la dent, que les boîtes de « singe » sont vides. Les patates à moitié crues, l’herbe pour saucer le fond de la gamelle. Et puis il faut trouver à se loger au cantonnement, chez l’habitant, qui est plus ou moins sympathique, plus ou moins honnête.
Genevoix dénonce aussi la bêtise et l’incompétence du commandement français avec notamment cet épisode où les Allemands, à quelques dizaines de mètres des lignes françaises sur la crête, renforcent leur tranchée… et les soldats français ont INTERDICTION de tirer !
Rapidement on creuse donc les tranchées, et l’attente, l’ennui commencent. Et l’hiver s’annonce. Le froid, le gel, la boue, la pluie qui pénètre les guitounes au toit de branchages et de boue. La boue ennemie du soldat français autant que le « Boche ». Des jeux fous, pour tromper l’ennui, comme « Pigeon vole » où les soldats – tous ou presque si jeunes – jouent avec leur vie. Mais c’est vraiment la boue (titre d’une des parties de ce vaste récit) qui devient un personnage à part entière durant l’hiver. La boue qui immobilise, s’insinue, noie les soldats. Glaciale, mouvante, presque douée de vie. Elle pèse sur les hommes, les enlise en fait des cibles faciles pour les soldats ennemis.
Et puis il y a l’attaque des Eparges, bataille sanglante (ne le sont-elles pas toutes ?) où les obus pleuvent… et tuent leurs propres soldats (« ils nous tuent ! »). Où les corps explosent, sont tranchés, tétanisés, statufiés. Enterrés et déterrés au gré des obus qui tombent sur les tranchées. La colline semble se désagréger, se digérer elle-même. Fatigue, désespoir, haine de ce commandement qui maintient des hommes éreintés parce qu’il estime qu’ils ont échoués et doivent « réparer et s’y tenir »…
Genevoix ne tait rien. Et il dit tout avec un talent rare, une plume légère, en ce qu'elle n’appuie pas de trop sur les détails, elle n’en rajoute pas. Légère donc, et grave à la fois. Les mots qui me viennent à l’esprit quand je pense à ce livre sont dignité, pudeur, humanité. C’est la très grande force du récit de Genevoix. Un homme qui parle de la peur, de l’amitié, du désespoir dans la nuit déchirée par les obus et les hurlements avec une simplicité presque désarmante. « Que dire ? Que faire ? Seulement le recevoir dans mes bras lorsqu’il s’effondre, à bout de forces, et le bercer, menu, dolent, pendant que son sang tiède coule sur mes mains dans les ténèbres. »
Genevoix décrit l’horreur quasi indicible, une nature torturée, à la fois belle et terrible avec un talent rare. On sent la lourdeur de la boue, le froid qui tétanise, la pluie qui goutte inlassablement sur les casques, s'infiltre sous les capotes.
Et quand son ami Porchon, sous-lieutenant comme lui, meurt, pas de grandes envolées lyriques sur cette disparition. Non, une retenue qui en dit bien plus que tous les violons larmoyants ne le pourront jamais. Son nom n’est pour ainsi dire plus prononcé. Seulement des pronoms et « mon ami ». « Peut-être qu’on l’enterrera derrière la maison des Aubry, et que Mme Aubry et Mlle Thérèse mettront des fleurs sur sa tombe. J’ai rassemblé les survivants de la 7ème : un cercle étroit autour de moi. Nous parlons de lui ensemble ; c’est moi qui parle mais nous parlons de lui ensemble puisque leurs regards me répondent. Il était celui que nous connaissions : nous l’avons perdu ; nous songeons à lui au bord de la chaussée, près du ruisseau clair sur les pierres à cette heure où nous ne pouvons être là-bas. »
Il y aurait tant à dire, encore sur ce livre qui a su m’agripper, mais je m’en tiendrai à ce qui est probablement mon plus long billet depuis la création de ce blog, je risquerai de tomber dans la grandiloquence, car je n’ai pas le talent de Genevoix…
Cette année on « fêtera » le centenaire de cette guerre qui fit 9 millions de morts. On dit que toutes les familles françaises ont connu un deuil à cette occasion. C’est vrai en tout cas pour la mienne. Si vous ne deviez lire qu’un livre sur cette période, croyez-moi, c’est celui-là qu’il faut choisir.
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