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Sociologue et politologue française née à Moscou de parents issus d'Ukraine pour une partie, de Russie, pour l'autre partie, Anna Colin Lebedev est une voix à suivre pour ses analyses toujours très bien argumentées, mais surtout nuancées. Une chercheuse qui n'hésite jamais à dire "je ne sais pas". Et c'est rafraîchissant.

Évidemment, quand en septembre est sorti son essai sur les relations entre le peuple Ukrainien et le peuple Russe, je n'ai pas hésité une seconde. Dans Jamais frères?, Anna Colin Lebedev revient sur ce narratif que veut imposer Moscou: Ukrainiens et Russes sont frères. Pourtant, les Ukrainiens eux-mêmes refusent (d'autant plus violemment aujourd'hui) cette affirmation. L'autrice s'emploie à montrer, dans ce remarquable essai, que les relations entre ces deux peuples sont loin d'être simples, l'impérialisme russe ayant depuis des siècles opprimé les Ukrainiens, qui étaient les "petits frères". Vous voyez tout ce que cette expression implique de supériorité et de mépris pour les Ukrainiens. Surtout, A. Colin Lebedev explore comment les deux peuples ont évolué depuis la chute de l'URSS : de façon diamétralement opposée.

De nombreux thèmes sont explorés dans cet essai : expérience soviétique (Holodomor notamment, grande famine organisée par Staline en répression des paysans ukrainiens), la seconde guerre mondiale (elle revient ainsi sur le narratif russe, la réalité dans les faits, les figures controversées comme Bandera etc.), la Shoah (totalement occultée dans l'historiographie soviétique - et encore aujourd'hui, alors qu'un très gros travail de mémoire est fait en Ukraine depuis des années), la relation des citoyens face au pouvoir politique, l'empreinte de la violence dans la société etc.

Nous y constatons à quel point les deux pays ont évolué très différemment, la Russie s'enfonçant petit à petit dans une réécriture de l'Histoire, une occultation de la réalité des crimes soviétiques, de l'alliance avec l'Allemagne nazie pour dépecer l'Europe, pour forger un nouveau narratif, une sacralisation de la "Grande guerre patriotique", une militarisation des esprits. Économiquement, après le traumatisme terrible des années 1990 (fin de la sécurité financière et sociale, perte d'identité et des valeurs, explosion de la pauvreté), Ukraine et Russie ont été en proie à la violence extrême (symbolique et concrète), au développement d'une oligarchie rapace.

Mais depuis la révolution orange du début des années 2000, puis le Maidan en 2013 (où l'on parlait tout autant ukrainien que russe), l'Ukraine se tourne résolument vers l'Europe et ses valeurs. Si il y a toujours beaucoup de problèmes au sein de la société (corruption, violence), les citoyens ukrainiens les refusent et s'y opposent. La répression très violente ordonnée par le président Ianoukovitch (pro-Russe) des manifestations du Maidan a été un choc en Ukraine. Alors qu'en Russie, la population semble rendue totalement amorphe, la population ukrainienne manifestement souvent. C'est bien cela qui a précipité 2014 : le fait que les Ukrainiens refusent obstinément de se voir confisquer leur voix par des politiques aux ordres de Moscou. Un fait que ne pouvait pas accepter Poutine, car le Maïdan, brandissant des drapeaux européens, était la preuve de l'échec de sa politique de soft power et de son "Monde russe".

Avant 2014, il y avait encore beaucoup d'Ukrainiens très favorables à la Russie et à des relations très proches entre les deux pays. D'ailleurs le Maïdan n'était pas anti-Russe. A l'époque, 80% des habitants éprouvaient de la sympathie pour le voisin. Depuis l'annexion de la Crimée, et les troubles fomentés dans le Donbass, les sentiments changent. Radicalement. Cela a été un énorme choc pour les Ukrainiens. Côté russe, la propagande marchant à fond depuis des années, la "question ukrainienne" est passée du statut d'affaire étrangère un peu lointaine, à un sujet de politique intérieure constamment présent dans l'environnement médiatique. Beaucoup est fait pour associer (voire jumeler et avec succès malheureusement) dans l'esprit des Russes nazisme et Ukraine,. La théorie de la "goutte de poison" mise en application a fonctionné à plein : vous avez 300 membres du parti Secteur droit (ext. droite) sur les centaines de milliers de manifestants du Maidan => ce sont TOUS des nazis. Ici en France, ce discours a été repris et amplifié. Combien de fois n'avez-vous entendu dire qu'il y avait beaucoup de nazis en Ukraine? Alors même que l'extrême droit n'y a AUCUN député (contre les 80 et quelques du RN chez nous!!)

Moscou a aussi créé et alimenté l'idée d'une persécution du russophones, fortement relayée dans les média. Pain béni: le vote (jamais promulgué, et donc a fortiori mis en œuvre, c'est important de le préciser) sur l'abrogation d'une loi donnant aux langues minoritaires (dont fait partie le russe) leur statut de langue officielle. Ce vote a bien sûr été largement relayé pour alimenter la machine de propagande.

Ajoutez à cela la sempiternelle rhétorique de la "citadelle assiégée" (la Russie contre l'Occident impérialiste), le sentiment d'une supériorité et d'une pureté sacrée face à la décadence occidentale alimentée pour détourner des problèmes locaux, etc., et vous avez là une recette parfaite pour une guerre acceptée par la population. Une phrase illustre aussi un fait important: "l'approbation de la guerre d'aujourd'hui repose sur les non-dits d'hier". Une guerre d'autant plus acceptée que pendant longtemps, la population russe n'en a pas vu les conséquences.

Voilà à grands traits ce que l'on peut lire dans cet essai passionnant et très pédagogique, que je vous recommande chaudement. Il est essentiel pour comprendre ce qu'il se passe. Si vous ne devez lire qu'un livre sur le sujet, c'est celui-là!

Tag(s) : #Ma bibliothèque, #coups de coeur, #Ukraine
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